Embauches, investissements, croissance... L'incertitude politique actuelle menace-t-elle l'économie française ?

En l'absence de gouvernement et de majorité absolue à l'Assemblée, la Banque de France s'alarme d'un "choc d'incertitude" chez les chefs d'entreprise. L'Insee prévoit une croissance de 1,1% en 2024, mais juge que le contexte actuel constitue "un aléa important du scénario", qui pourrait affecter les mesures à long terme.
Article rédigé par Alice Galopin
France Télévisions
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Les députés réunis à l'Assemblée nationale pour l'ouverture de la XVIIe législature, le 18 juillet 2024. (XOSE BOUZAS / HANS LUCAS / AFP)

Alors qu'on ignore toujours qui succédera à Gabriel Attal au poste de Premier ministre, le monde économique multiplie les alertes. L'incertitude des entrepreneurs atteint "ses plus hauts niveaux" depuis 2022, a mis en garde la Banque de France, mercredi 10 juillet, dans son étude mensuelle de conjoncture. Le gouverneur de l'institution, François Villeroy de Galhau, s'est montré inquiet sur franceinfo face à ce "choc d'incertitude", qui peut s'avérer selon lui "très négatif pour la croissance et pour l'emploi". 

L'enquête de la Banque de France, menée auprès de 8 500 entrepreneurs du 26 juin au 3 juillet, en pleines élections législatives, fait ressortir les craintes des chefs d'entreprise qui constatent que leurs clients temporisent et préfèrent pour l'instant "épargner plutôt que consommer". Au lendemain du second tour, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) a également regretté l'absence de majorité claire dans l'hémicycle, "qui n'est pas de nature à rassurer les entrepreneurs".

Des signes de "glaciation" de l'activité économique

Depuis l'annonce de la dissolution, "on est entré dans une période de glaciation", juge pour sa part le patron du Medef, Patrick Martin, auprès des EchosL'indicateur d'incertitude, qui reste néanmoins en dessous des seuils franchis durant la crise sanitaire, "progresse dans tous les secteurs, et particulièrement dans les services (notamment le travail temporaire, l'hébergement-restauration, le transport, la publicité) où il était initialement le plus bas", pointe l'enquête de la Banque de France. 

"De nombreux chefs d'entreprise mentionnent l'attentisme de la part des clients, un report des investissements, y compris ceux venant de l'étranger."

La Banque de France

dans son enquête mensuelle de conjoncture

Difficile toutefois de quantifier ce phénomène. "Les décisions d'investissements se font sur tout un tas de critères comme la demande, la disponibilité des financements...", rappelle Sylvain Bersinger, chef économiste au cabinet Asterès, à franceinfo. "L'incertitude politique n'est qu'un facteur parmi beaucoup d'autres", relativise l'expert. Dans sa dernière note de conjoncture publiée le 9 juillet, l'Insee table sur une "stabilisation" des investissements dans les prochains mois, tout en rappelant que ces prévisions pourraient évoluer en fonction des mesures prises par un futur gouvernement, ou "dans le cas où l'orientation de la politique économique resterait durablement incertaine".

Les chefs d'entreprise mentionnent par ailleurs auprès de la Banque de France "un gel des recrutements, faute de visibilité sur les évolutions possibles des coûts salariaux". Une tendance confirmée par le directeur délégué de la plateforme de recrutement Hellowork, qui fait état auprès de L'Express d'un recul du volume d'offres d'emploi de 5,5% en juin 2024 par rapport à juin 2023, principalement parmi les contrats en CDD et dans une moindre mesure les missions d'intérim.

"Chez les petites et moyennes entreprises particulièrement, on observe des décisions d'attendre avant d'embaucher, le temps de voir quels seront les programmes économiques appliqués", confirme l'experte Anne-Sophie Alsif auprès de franceinfo. Certaines mesures, comme la hausse du smic à 1 600 euros défendue par le Nouveau Front populaire, "génèrent de l'appréhension", étaye la cheffe économiste au cabinet d'audit BDO France. 

Pas d'effet immédiat sur la croissance

Pour l'heure, ces incertitudes n'ont cependant pas encore de répercussions structurelles. "L'inflation ralentit et on est sur une tendance de reprise de la croissance", poursuit Anne-Sophie Alsif. D'après l'Insee, l'économie française devrait croître de 1,1% en 2024 contre 0,9% en 2023, et bénéficier de l'accueil des Jeux olympiques et paralympiques. L'évolution de la situation politique constitue cependant "un aléa important du scénario", nuance l'institut, qui publiera fin juillet sa première estimation de la croissance au deuxième trimestre.

Du côté des marchés financiers, "il y a eu un petit effet sur les taux d'intérêt souverains, c'est-à-dire les taux auxquels la France s'endette", dans les jours qui ont suivi la dissolution, "mais ça s'est calmé", ajoute Sylvain Bersinger. L'expert estime que les créanciers de la France redoutaient la perspective d'une majorité nette pour le Rassemblement national ou l'union de la gauche. A l'inverse, "la pagaille politique, qui éloigne la perspective de mesures radicales, est presque de nature à rassurer les marchés. On a aussi vu un petit effet sur le CAC 40 qui a un peu baissé, complète l'économiste, mais c'est aussi en train de se normaliser." 

"Il y a eu des petites turbulences, qui ne sont pas à ce stade en mesure de vraiment changer la trajectoire de l'économie française."

Sylvain Bersinger, économiste

à franceinfo

Si les spécialistes écartent un "danger à court terme" pour l'économie, ils mettent toutefois en garde contre une situation politique durablement figée. "En cas de blocage qui perdure à l'automne, on rentrera dans un autre scénario", esquisse Sylvain Bersinger. "On pourrait alors voir les taux souverains davantage augmenter, parce que les investisseurs vont commencer à se dire que le pays est incapable d'être gouverné", anticipe-t-il.

Inquiétudes sur le prochain budget

L'examen du projet de loi de finances à partir de la rentrée s'annonce crucial, alors que la Commission européenne a placé la France en procédure de déficit excessif, en juin dernier. Après un dérapage du déficit à 5,5% l'année dernière (au lieu des 4,9% anticipés), le gouvernement sortant s'était engagé à assainir les finances publiques pour ramener le déficit à 5,1% en 2024, puis progressivement sous la cible de 3% en 2027.

Or, ces "objectifs peu réalistes" reposent sur des hypothèses de croissance "trop optimistes" et supposent des économies "sans précédent", tout comme "des hausses importantes des prélèvements obligatoires qui ne sont pas précisées", a alerté lundi la Cour des comptes. "Quel que soit le prochain gouvernement, il devra s'emparer de cette situation des finances publiques, il devra réduire notre endettement", a de son côté averti sur France Inter le premier président de l'institution, Pierre Moscovici. "Sans ajustement sérieux" de la trajectoire budgétaire, "il va être difficile d'atteindre les objectifs d'un retour du déficit à 3% du PIB pour 2027", a renchéri mardi le chef économiste du Fonds monétaire international, Pierre-Olivier Gourinchas. 

"Le prochain budget et les prévisions de déficit public seront regardés à la loupe."

Anne-Sophie Alsif, économiste

à franceinfo

Un examen qui sera particulièrement scruté par les agences de notation. "L'approche des finances publiques et des réformes économiques et budgétaires par le nouveau gouvernement sera déterminante pour le crédit de la France", a d'ores et déjà prévenu l'agence Standard & Poor's, qui avait dégradé, en mai dernier, la note française concernant l'évolution la dette publique, passant de "AA" à "AA-".

L'adoption d'un budget pourrait s'avérer difficile dans une Assemblée fragmentée. De son côté, l'agence de notation Moody's s'attend à ce qu'un budget soit voté, mais relève un "risque élevé qu'il contienne des mesures de dépenses supplémentaires, aggravant les défis budgétaires". L'entreprise de gestion des risques, qui a attribué la note "Aa2" au pays fin avril avec une perspective stable, pourrait abaisser sa perspective à "négative" en fonction de l'impact des tractations politiques sur la trajectoire budgétaire ou de croissance.

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