Résultats des législatives 2024 : derrière l'échec du RN au second tour, un nouveau palier franchi dans les urnes
Certains records laissent un goût amer. En réalisant, dimanche 7 juillet, son meilleur résultat à des élections législatives, le Rassemblement national (RN) subit aussi une immense déception. Au soir de la dissolution, le 9 juin, jamais le parti de Marine Le Pen et de Jordan Bardella n'avait semblé si proche de gouverner le pays. Après avoir mené campagne en promettant d'envoyer son jeune président de 28 ans à Matignon, le RN n'a pas résisté à la vague des "désistements républicains" : il décroche finalement 143 sièges à l'Assemblée, avec l'aide de ses alliés ciottistes. C'est 55 fauteuils de plus que les 88 dont il disposait jusqu'à la dissolution, très loin d'une majorité absolue. Mais le parti a tout de même de très bonnes raisons de se réjouir.
Si la campagne a écorné l'image lissée du RN, elle n'a en rien freiné sa dynamique électorale. A l'arrivée, en prenant en compte les seuls partis – et non les blocs politiques – le RN sera le mieux représenté au Palais-Bourbon, avec 126 élus. Plus de 9,38 millions d'électeurs ont voté RN au premier tour, soit un record, hors présidentielle, pour le parti à la flamme, et deux fois plus qu'en 2022. Avec le ralliement du président des Républicains Eric Ciotti, la coalition d'extrême droite a même franchi la barre des 10,65 millions de bulletins. "Notre victoire n'est que différée", a réagi Marine Le Pen sur TF1, dimanche soir, pour consoler ses troupes. De fait, le long travail de dédiabolisation et de normalisation de son mouvement continue de porter ses fruits. Les résultats de second tour montrent que la fille de Jean-Marie Le Pen est parvenue à implanter sa formation dans toujours plus de territoires, et à conquérir de nouvelles catégories d'électeurs.
Le tournant des législatives de 2022
Si 2024 constitue un succès historique, avec la victoire aux européennes et un record de députés élus, l'année 2022 peut être considéré comme un tournant dans l'ascension électorale du RN. Certes, le 24 avril, Marine Le Pen a échoué de nouveau au second tour de la présidentielle, sans jamais avoir pu espérer l'emporter. Pour autant, elle a établi un record, tous scrutins confondus pour son parti, en récoltant 13,29 millions de voix.
Quelques semaines plus tard, cette dynamique s'est confirmée au premier tour des élections législatives. Le RN a obtenu 4,25 millions de voix. Surtout, il est parvenu à l'issue du second à décrocher 89 sièges, plus du double de ce qui lui prédisaient les sondages. Cinquante ans après la naissance du Front national, le mouvement est devenu le premier groupe d'opposition au Palais-Bourbon.
Pour les députés RN entrés alors à l'Assemblée, "Marine [Le Pen] a fixé très vite le cap : on voulait montrer qu'on fait de la politique autrement et qu'on n'est pas comme les autres politiques", raconte Renaud Labaye, secrétaire général du groupe RN au Palais-Bourbon et architecte de la "stratégie de la cravate", visant à lisser l'image de ces élus d'extrême droite. Jamais le RN n'avait s'offrir une telle vitrine, accédant aux prestigieux postes de vice-présidents de la chambre basse. Le parti a également reçu des financements publics qui lui ont permis de s'affranchir des emprunts à des banques russes.
Une stratégie portée par Marine Le Pen
La dédiabolisation du principal parti d'extrême droit français trouve son origine dans la guerre qui a scindé en deux le Front national (ancêtre du RN) à la fin des années 1990, rappelle le sociologue et spécialiste de l'extrême droite Erwan Lecoeur. A l'époque, le président du parti, Jean-Marie Le Pen, et son numéro 2, Bruno Mégret sont en désaccord. "Le premier ne veut pas le pouvoir et préfère s'en tenir au ministère de la parole. En revanche, Bruno Mégret [venu du RPR, parti de droite gaulliste et de gouvernement] met en place une stratégie de conquête du pouvoir", explique le chercheur. Le conflit aboutit au départ de Bruno Mégret en 1999, et à la mise en veille de toutes velléités gouvernementales au Front national.
Le coup de tonnerre de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, n'y change : l'hypothèse d'un FN à l'Elysée demeure alors impensable et la figure de Jean-Marie Le Pen reste un repoussoir pour une immense majorité des électeurs. Mais lorsqu'elle récupère les rênes du parti en 2011, "Marine Le Pen reprend la ligne de Bruno Mégret", observe Luc Rouban, politologue spécialiste du RN. Peu avant la présidentielle de 2017, la leader du FN s'entoure d'ailleurs d'un ancien conseiller de Bruno Mégret, Philippe Olivier, par ailleurs époux de Marie-Caroline Le Pen, sœur de Marine Le Pen.
"Marine Le Pen fixe un nouveau cap pour le parti : se professionnaliser, s'implanter au niveau local, s'affranchir de son passé associé à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre d'Algérie, s'émanciper de cette mémoire de l'ancienne extrême droite, pour constituer un grand parti de gouvernement."
Luc Rouban, politologueà franceinfo
Après les purges internes, qui vont jusqu'à l'exclusion de son propre père, Marine Le Pen travaille son image et ajuste son corpus idéologique. Le processus de dédiabolisation va encore plus loin, devenant une stratégie de normalisation, après sa défaite à la présidentielle de 2017. "On décide d'infléchir nos idées sur l'Europe, la sortie de l'euro, d'abandonner les mesures pas comprises. C'est une refondation, pour devenir un parti de gouvernement", se rappelle Philippe Olivier, devenu eurodéputé RN en 2019, et réélu en 2024. Pour symboliser cette évolution et tourner définitivement la page du "Front", le parti devient en 2018 le "Rassemblement" national.
La conquête progressive de nouveaux électeurs
Ces évolutions lui permettent d'être un peu moins inquiétant pour de nouveaux électeurs. "Il devient plus acceptable, y compris pour les milieux économiques. Une partie des anciens électeurs de LR votent désormais RN", observe Luc Rouban. Ce départ d'une partie des sympathisants LR vers le RN a d'ailleurs contribué à l'alliance conclue entre Marine Le Pen et Eric Ciotti, président contesté du parti créé par Nicolas Sarkozy.
Le vote RN progresse en réalité dans toutes les catégories d'électeurs, d'après de nombreux travaux de recherche. A l'électorat originel d'extrême droite, conquis dès les années 1980, et aux catégories populaires, séduites dès les années 2000, s'ajoutent de nouvelles typologies.
"En ciblant l'islam, Marine Le Pen est parvenue à attirer des profils qui ne votaient pas FN, comme des jeunes femmes pas politisées, des jeunes, des homosexuels, des juifs, des immigrés de deuxième ou troisième génération."
Erwan Lecœur, sociologue et spécialiste de l'extrême droiteà franceinfo
La mise sur orbite du jeune Jordan Bardella, propulsé à la tête du parti à 27 ans en 2022, et présenté comme futur Premier ministre de Marine Le Pen dès l'automne 2023, permet au RN de toucher encore davantage "de jeunes, de personnes peu ou pas politisées", poursuit le sociologue. Ils s'ajoutent aux habitants vivant à l'écart des grandes villes, également séduits par les discours du RN.
En parallèle, le parti a bénéficié d'un espace politique favorable et profité de nombreuses actualités : les attaques terroristes de 2015, les émeutes de l'été 2023 ou plus récemment les attaques du Hamas en Israël, ainsi que plusieurs faits divers, comme dernièrement la mort de Thomas à Crépol. "Il y a eu une droitisation de l'opinion française sur les questions de la répression pénale, de l'immigration. Les attentats islamistes de 2015 ont accru le sentiment de vulnérabilité des électeurs, la dégradation des services publics a alimenté l'idée d'un recul de l'autorité de l'Etat, les agressions contre des enseignants, des élus, ont par ailleurs beaucoup marqué les électeurs de droite, qui se sont détournés de LR", juge Luc Rouban. La progression du vote RN se note même dans les catégories socioprofessionnelles supérieures, du monde des diplômés de l’enseignement supérieur ou chez les fonctionnaires, observe le chercheur.
"Sa professionnalisation est loin d'être achevée"
Depuis 2022, dans l'hémicycle, le RN a peaufiné sa "présidentialisation". "Pendant des années, on disait : 'Nous sommes républicains, nous respectons les institutions'. Mais c'était des paroles, on n'avait jamais pu prouver qu'on l'était. Là, on a pu le faire : on s'est mis dans le moule des institutions, et je pense que les Français l'ont vu", dit Renaud Labaye. "L'extrême droite a toujours été associée au risque de coup d'Etat et le RN a œuvré à se débarrasser de cette image", note Luc Rouban.
Par contraste avec la stratégie des insoumis à l'Assemblée, le RN opte pour une attitude plus lisse, avec une gestion parfois très verticale de ses troupes. A sa droite, les discours et les programmes plus radicaux d'Eric Zemmour participent aussi à adoucir l'image du parti de Marine Le Pen, qui a d'ailleurs tenu à ne plus siéger avec le parti d'extrême droite allemand AfD, après plusieurs dérapages aux relents de nazisme.
Les résultats législatifs de 2022 ont également permis au RN de recruter environ 300 collaborateurs parlementaires, dont le profil, jeune et diplômé, contraste avec les recrues originelles et constitue un vivier de futurs cadres. "Le FN était au départ un parti de gendarmes à la retraite, et de personnes n'ayant pas fait de longues études, comme Jordan Bardella d'ailleurs", souligne Luc Rouban.
Le parti franchit aussi une nouvelle étape, très symbolique, en septembre 2023, en faisant élire ses trois premiers sénateurs. Jusqu'alors la chambre haute lui était fermée, notamment car les grands électeurs ne soutenaient pas le RN. "Grâce au travail de nos députés, les maires se sont rendu compte que nous faisions du bon travail", se réjouit Aymeric Durox, sénateur de la Seine-et-Marne. "Cela participe à notre notabilisation et à notre respectabilité".
Le score du 7 juillet confirme la dynamique du parti, mais révèle qu'il est encore vulnérable à la stratégie du barrage et aux défaillances de ses candidats. Quelques jours avant le second tour, les révélations se sont multipliées sur les propos xénophobes, le passé douteux ou les incompétences de plusieurs dizaines de ses candidats. L'état-major vantait pourtant dans la campagne sa parfaite préparation, grâce à un "plan Matignon" déployé depuis un an pour identifier 577 candidats. Une dissonance qui révèle que le parti est encore loin de ses objectifs et qu'il a été pris de court par une dissolution qu'il réclamait pourtant depuis plusieurs mois.
"Le RN a connu une épopée, mais sa professionnalisation est loin d'être achevée", nuance pourtant Luc Rouban. "Il n'a pas du tout de réseaux au sein des élites, comme les autres partis, en particulier dans le milieu culturel. Et il est toujours très vulnérable à des sorties imprévues de ses candidats, à même de casser l'image respectable qu'il a mis tant de temps à élaborer".
"Il n'y a plus aucun plafond de verre"
Deux jours avant le second tour, la cheffe de file du RN semblait concéder que l'opération "normalisation" n'était pas une totale réussite, en tentant de rassurer, dans une interview à CNN : "On ne représente aucun danger, si ce n'est de faire perdre le pouvoir" à Emmanuel Macron. Mais une partie des électeurs s'est mobilisée dimanche justement par peur de voir le RN accéder au pouvoir, et le "front républicain", a, malgré ses divisions, une nouvelle fois barré la route au parti. "Quand la menace du RN devient réelle pour les Français, le levier du front républicain rejoue. Il n'avait pas joué en 2022, car personne n'imaginait qu'il puisse avoir la majorité absolue", expliquait avant le second tour Brice Teinturier, directeur général délégué de l'institut de sondage Ipsos France.
Reste ce constat : jamais l'extrême droite n'a été aussi forte en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alors que les tensions couvent à gauche, et que l'incertitude règne tant à droite que chez Renaissance, Marine Le Pen peut désormais compter sur une alliance de 143 députés. "C'est une vague qui monte, qui ne s'arrête pas de monter mais qui aujourd'hui n'a pas franchi l'obstacle", a analysé le député du Nord Sébastien Chenu, au micro de France Inter, lundi.
Pour le franchir, le RN a un argument tout trouvé : les alliances qu'il qualifie de "contre-nature" des partis de la droite à "l'extrême gauche", qui ont entraîné des désistements et des reports de voix et qui se poursuivront peut-être dans les semaines à venir à l'Assemblée, en l'absence de majorité absolue. "C'est écrit : soit dimanche, soit dans trois ans, nous accéderons au pouvoir. Il n'y a plus aucun plafond de verre, notre ancien plafond est devenu notre plancher", affirmait ainsi le sénateur Aymeric Durox avant le scrutin. S'il n'entre pas à Matignon à l'issue de ces législatives anticipées, le RN a toutefois gagné un peu de temps pour peaufiner sa prochaine campagne.
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