"Ça va mal se passer" : entre François Bayrou et Emmanuel Macron, une forme de cohabitation qui ne dit pas son nom

Article rédigé par Margaux Duguet, Thibaud Le Meneec
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Le chef de l'Etat, Emmanuel Macron, échange le 12 décembre 2022 avec le président du MoDem, François Bayrou, au palais de l'Elysée, à Paris. (STEPHANE LEMOUTON / SIPA)
Le nouveau Premier ministre est l'allié historique du président, mais leur relation en dents de scie et les débuts chaotiques du Béarnais à Matignon présagent de fortes turbulences au sein de l'exécutif.

Dans les dernières minutes de sa première interview en tant que Premier ministre, François Bayrou, critiqué pour ses débuts compliqués à Matignon, se perd dans ses explications. Interrogé jeudi 19 décembre sur France 2 sur les récits qui ont fleuri dans la presse sur sa nomination rocambolesque et le bras de fer engagé avec Emmanuel Macron, le patron du MoDem digresse d'abord sur le contexte géopolitique, avant de revenir au sujet initial. "Nous avons eu une discussion dans laquelle j'ai essayé de lui montrer que je pensais qu'il fallait faire différemment, c'est le choix qu'il a fait au terme de [cet échange]", clôt le Béarnais.

Sans démentir, donc, avoir forcé la main du président qui avait initialement décidé de ne pas le nommer. "Il a tout de suite été conscient d'avoir gagné une épreuve de force face à Emmanuel Macron, à qui il a dit : 'Je vous ai rejoint pour faire de grandes choses, pas des petites'", rapporte un proche du maire de Pau (Pyrénées-Atlantiques).

"Un boutiquier"

Ces débuts tumultueux sont à l'image de la relation en dents de scie que le deux hommes entretiennent malgré leur proximité politique depuis que François Bayrou a rallié Emmanuel Macron lors de la campagne de 2017. "François est intellectuellement impressionné par le bonhomme, comme s'il avait enfin en face de lui quelqu'un à la hauteur, avec une vision qui correspond à la sienne, raconte Bruno Millienne, porte-parole du MoDem. Il y a quelque chose de l'ordre du fils spirituel, ils se sont tous les deux trouvés."

Une relation de respect mutuel, mais qui n'a jamais fait de François Bayrou un vassal d'Emmanuel Macron, bien au contraire. "Il a une certaine admiration vis-à-vis de Macron. Maintenant, c'est François Bayrou, sourit le député MoDem Erwan Balanant. Il a une énorme expérience et a traversé pas mal d'épreuves politiques."

"François Bayrou n'a pas la même vision du monde que la macronie, celle de la start-up nation et la théorie du premier de cordée. Il est attaché à l'idée républicaine de la méritocratie et à la question de la justice sociale."

Erwan Balanant, député MoDem

à franceinfo

Les sept années écoulées sont loin d'avoir été un long fleuve tranquille entre les deux hommes et leurs troupes. Réforme des retraites, projet de loi immigration ou encore remaniements gouvernementaux… A intervalles réguliers, le Béarnais et les députés MoDem ont fait entendre leur voix, et parfois envoyé des critiques féroces contre la macronie.

En février, François Bayrou n'avait ainsi pas de mots assez durs pour dénoncer, en pleine constitution du gouvernement de Gabriel Attal, la "dérive" vers une "technocratie gestionnaire" d'un exécutif qu'il avait refusé d'intégrer. "Il veut être Premier ministre bis, voire président bis. C'est vraiment un boutiquier", taclait, à l'époque, un collaborateur macroniste. En septembre, lors de la formation du gouvernement de Michel Barnier, rebelote : les troupes du MoDem font grise mine. "Ils font leur coup habituel, ils veulent des postes en plus", soupire un cadre Renaissance.

"Je suis immortel"

Aujourd'hui, les troupes bayrouistes rappellent fièrement leur indépendance vis-à-vis du président et de ses équipes. Elles ne manquent pas de souligner, par exemple, que le directeur de cabinet du Premier ministre, Nicolas Pernot, est un proche du Béarnais. En clair, l'Elysée n'a pas imposé un nom, comme cela a été souvent le cas pour les anciens chefs de gouvernement. "Le pouvoir n'est plus à l'Elysée : ce n'est pas une défiance vis-à-vis du président, c'est une réalité institutionnelle", observe Erwan Balanant.

"Ce n'est pas parce qu'on est en alliance que l'on est des Playmobil, on l'a déjà dit. C'est l'ADN du MoDem."

Bruno Millienne, député MoDem

à franceinfo

Une indocilité représentative de la personnalité du maire de Pau. "Il a ce sentiment absolu, ancré en lui, que de toute façon, il a un destin, livre Bruno Millienne. Il a toujours vu à l'avance ce qui allait arriver et ce qu'on aurait dû faire." D'autres anciens élus du MoDem sont moins lyriques. "Moi, il m'a dit un jour : 'Je suis immortel'."

Le Béarnais, "au tempérament bouillant" d'après un proche du président, est réputé pour être dur en affaires. "J'ai fait des négociations assez dingues avec lui : il claque la porte, menace, insulte… C'est la vieille école très violente, contrairement à l'image ronde qu'il a", rapporte un macroniste. "Ça va mal se passer", se marre un influent député Ensemble pour la République (EPR). "Tous ceux qui ne connaissent pas [François] Bayrou ne vont pas être déçus du voyage."

Si François Bayrou cultive son indépendance, le président doit réinventer le fonctionnement du couple exécutif. Va-t-il faciliter ou compliquer la vie de son Premier ministre, de vingt-sept ans son aîné ? Pour l'heure, le chef de l'Etat est accaparé par la grave crise qui touche Mayotte après le passage meurtrier du cyclone Chido. Mais il a pris le temps de recevoir le chef du gouvernement à trois reprises depuis sa nomination.

"L'Elysée va faire la guerre"

Cela n'empêche pas l'entourage présidentiel de prendre ses distances, voire davantage, avec le Premier ministre. Une passe d'armes à fleurets mouchetés a ainsi éclaté entre François Bayrou et l'Elysée au sujet du calendrier pour former le gouvernement, le palais présidentiel se disant ironiquement "prêt" à recevoir la copie du Palois.

Pour plusieurs membres du camp présidentiel, cela traduit une forme de défiance de l'Elysée envers Matignon. "L'Elysée va faire la guerre, le président est incapable de céder le pouvoir. Ça ne va pas être terrible, comme lien", prédit un élu MoDem, rejoint par Richard Ramos, député du même parti.

"Je n’ai aucun doute sur le fait qu'à l'Elysee, il y ait des gens qui ne veulent pas qu’il réussisse. Même dans notre camp, il y en a."

Richard Ramos, député MoDem 

à franceinfo

Aux yeux de certains membres du bloc présidentiel, la nomination de François Bayrou devrait laisser des traces sur la relation entre les deux hommes. "Je ne connais pas trop Emmanuel Macron, mais j'en sais assez sur lui pour savoir que la blessure [de la nomination] sera impardonnable, évoque un familier du Béarnais. Emmanuel Macron ne lui pardonnera jamais et va exploiter les fragilités du MoDem, mais François Bayrou a l'habitude de naviguer par gros temps."

D'autres proches du chef de l'Etat l'invitent plutôt à se mettre en retrait pour "se refaire la cerise pendant que François Bayrou prend les coups", image l'un d'entre eux. D'autant plus que, selon l'un de ses proches, "le Premier ministre va être très coulant sur la politique extérieure", habituelle chasse gardée du président de la République. "Il n'y aura pas de conflit entre lui et l'Elysée sur l'Otan, la guerre en Ukraine ou l'Afrique", contrairement à Michel Barnier qui voulait en faire un domaine partagé, estime la même source.

Une tâche "très compliquée" pour "le combat de sa vie"

C'est pourtant sur la politique intérieure que François Bayrou est attendu au tournant, avec une situation plus compliquée que jamais à l'Assemblée nationale. La France insoumise va voter la censure contre lui, le reste de la gauche ne le soutient pas, la droite a posé ses exigences pour l'aider et le Rassemblement national se réserve le droit d'appuyer de nouveau sur le bouton pour faire chuter le gouvernement.

L'ancien ministre de l'Education et de la Justice ne peut que compter sur un socle très faible. "Un Premier ministre autonome, ce n'est pas forcément un Premier ministre fort, avec des marges de manœuvre", analyse le constitutionnaliste Benjamin Morel.

"François Bayrou est radicalement fragilisé, il n'a pas de majorité."

Le constitutionnaliste Benjamin Morel

à franceinfo

Le Premier ministre tente malgré tout d'agir, en multipliant les consultations. Jeudi, il a proposé d'ouvrir une discussion de plusieurs mois sur la réforme des retraites. "Réunir les gens de bonne volonté est le combat de sa vie. Il est facile de critiquer, mais plus difficile de bâtir, et lui, c'est un bâtisseur", assure une proche, selon qui "le pays a besoin" de ce type de personnalité.

Au-delà de Mayotte, l'urgence du moment concerne la situation très délicate des comptes publics. Sur France 2, jeudi soir, le Premier ministre a défendu sa méthode sur le projet de loi de finances 2025. "Je n'utiliserai pas le 49.3, sauf s'il y a blocage absolu sur le budget", a-t-il promis.

Comme Michel Barnier, François Bayrou pourrait être renversé à l'occasion du dénouement d'un texte budgétaire après une motion de censure. "Il va tenir jusqu’à la fin de l’année [2024], mais il ne passera pas l’hiver !", pronostique ainsi un conseiller ministériel. "Sa méthode est mauvaise. Pour que ça marche, il faut parler budget, pas participation au gouvernement. Sinon, il va battre le record de Michel Barnier [du gouvernement le plus éphémère de la Ve République]. Il faudrait faire des réunions tous les jours avec les équipes de Bercy et les groupes pour atterrir sur un budget", expose un député EPR à France Télévisions.

"Si François Bayrou se crame, il crame tout"

A peine nommé, le Premier ministre est donc déjà en danger. Que se passerait-il si le Béarnais connaissait le même sort que Michel Barnier ? "Si François Bayrou se crame, il crame tout et emportera tout le monde avec lui", redoute un collaborateur du bloc présidentiel. "S'il échouait rapidement, le président de la République en subirait les conséquences", prolonge un proche du chef de l'Etat.

"Emmanuel Macron a intérêt à ce que ça ne capote pas. Sinon, on se tournera de nouveau vers l'Elysée."

Un proche du président

à franceinfo

"Pour Emmanuel Macron, capitaliser sur un échec de François Bayrou reviendrait à poser la question de sa démission. Pour l'exécutif, ce serait 'à qui perd, perd'", estime le constitutionnaliste Benjamin Morel. La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon, qui tentent depuis plusieurs mois de pousser le chef de l'Etat au départ, en profiteraient pour accentuer encore un peu plus la pression. Et le Rassemblement national, de plus en plus offensif, pourrait aussi être tenté de repartir en campagne présidentielle anticipée.

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