: Récit "Elle ne s'y attendait pas" : la campagne éclair de Kamala Harris pour l'élection présidentielle américaine
"On ne reviendra pas en arrière." Promesse ou vœux pieux ? La pique, dirigée contre Donald Trump, a fait office de slogan officieux de la campagne de Kamala Harris. Après le retrait de Joe Biden, la vice-présidente américaine est devenue la candidate inattendue des démocrates pour l'élection présidentielle. Un défi de taille pour la Californienne : elle n'a eu que trois mois, entre le dimanche 21 juillet et le mardi 5 novembre, pour convaincre 160 millions d'électeurs inscrits sur les listes électorales de l'installer à la Maison Blanche, alors que les prétendants se lancent habituellement dans la bataille plus d'un an à l'avance. Récit d'une campagne en mode accéléré.
Désignée tout naturellement
Kamala Harris n'est pas étrangère aux campagnes présidentielles. Candidate malheureuse aux primaires démocrates en 2019, colistière de Joe Biden en 2020, elle faisait à nouveau campagne aux côtés du président sortant au printemps. Mais les critiques sur l'âge avancé de l'élu démocrate et son débat désastreux face à Donald Trump changent la donne. Au fil de trois interminables semaines, le parti lâche son propre candidat, l'appelant de plus en plus publiquement à se retirer. Kamala Harris, elle, continue de le soutenir.
En ce dimanche de juillet, la vice-présidente américaine profite d'une matinée paisible en famille à Washington. Ses petites-nièces ont englouti des pancakes, Kamala Harris s'apprête à faire un puzzle avec elles. "Le téléphone a sonné, c'était Joe Biden", se souvient-elle auprès de CNN. Le président démocrate lui annonce son retrait.
"Je lui ai dit : 'Tu es sûr ?' Il m'a dit oui. C'est comme ça que j'ai appris la nouvelle."
Kamala Harrisà CNN
"Elle ne s'y attendait pas", assure Nadia E. Brown, politologue à l'université Georgetown. Le passage de relais entre Joe Biden et sa vice-présidente se fait pourtant sans accroche. "Il était très clair sur le fait qu'il allait me soutenir", assure Kamala Harris à CNN. A la mi-journée, Joe Biden annonce son retrait dans une lettre publiée sur X. Dans un second message, il dit souhaiter que Kamala Harris représente le Parti démocrate en novembre.
C'est le début du contre-la-montre. La vice-présidente décroche son téléphone, rapporte le New York Times. Anciens présidents, rivaux potentiels – comme les gouverneurs Gavin Newsom et Josh Shapiro –, membres du Congrès... En dix heures, elle appelle une centaine de démocrates influents. "Je n'allais pas laisser la journée passer sans vous parler", glisse-t-elle à chacun.
Un début de campagne enthousiaste
Le démarrage de Kamala Harris est aussi précipité qu'efficace. Si certains cadres du parti – dont Barack Obama – réservent leurs déclarations pour plus tard, la plupart affichent leur soutien dès le dimanche soir. "Nous ferons notre possible pour la soutenir", promettent Bill et Hillary Clinton sur X. Le manque d'enthousiasme pour la candidature de Joe Biden laisse place à "une sorte de frénésie", se remémore Nadia E. Brown.
"Plus de 40 000 femmes noires participent à une visioconférence en soutien à Kamala Harris, le soir-même. En vingt-quatre heures, elle lève plusieurs dizaines de millions de dollars, dépassant toutes les attentes."
Nadia E. Brown, politologueà franceinfo
L'appareil démocrate se met au service de la vice-présidente, avec les 90 millions de dollars levés pour la campagne de Joe Biden. Plutôt que de repartir de zéro, "Kamala Harris décide de garder l'équipe" de 1 300 personnes, en y intégrant ses propres conseillers, souligne William A. Galston, chercheur à la Brookings Institution. "Elle hérite du plan de bataille de Joe Biden, mais l'exécute bien mieux que lui, grâce à l'enthousiasme que suscite son entrée dans la campagne, poursuit-il. De nombreux donateurs, qui retenaient les fonds pour faire pression sur Joe Biden, ont ouvert les vannes."
En moins de deux semaines, Kamala Harris dépasse Donald Trump dans les sondages nationaux. "Elle rassemble le parti avec son énergie et sa jeunesse", explique William A. Galston. La vice-présidente s'apprête alors à fêter ses 60 ans, 18 de moins que son rival républicain. Pour s'assurer le vote de l'électorat ouvrier et rural, la Californienne choisit Tim Walz comme colistier. Une décision doublement stratégique : le gouverneur du Minnesota, homme blanc et ancien militaire, "a renversé des districts auparavant républicains", relève Nadia E. Brown. Aussi, "il ne nourrit pas d'aspirations à la présidence : ce que Tim Walz souhaite, c'est être un bon vice-président".
Le 22 août, Kamala Harris est officiellement désignée candidate lors de la convention démocrate à Chicago (Illinois). Une formalité. La convention donne surtout l'occasion au parti de se montrer plus soudé que jamais. Durant quatre jours, les leaders démocrates, et notamment les couples Clinton et Obama, défilent pour chanter les louanges de leur nouvelle candidate.
Dix semaines pour se faire connaître
La convention doit aussi montrer qui est Kamala Harris, méconnue et peu populaire après trois ans de vice-présidence. "Cela s'est fait à travers le choix des célébrités invitées et de la musique" – dont Freedom, titre de Beyoncé devenu l'hymne de la campagne – mais aussi "avec le discours de son mari Doug Emhoff", souligne Nadia E. Brown. Décrivant sa femme comme une "guerrière joyeuse" capable de "sentir la faiblesse", il promet qu'elle saura "diriger avec joie et ténacité", et toujours avec "ce rire" moqué par les républicains.
Enfin sortie de l'ombre de Joe Biden, la Californienne semble plus à l'aise dans ses baskets, une paire de Converse devenue virale dès la campagne de 2020. "C'est son moment, et on voit qu'elle a un sentiment renouvelé de confiance en elle", confie à CNN une élue démocrate proche de la vice-présidente.
Kamala Harris, qui a accordé peu d'interviews durant son mandat, tarde toutefois à mettre en route la machine médiatique. Elle ne livre son premier grand entretien, auprès de CNN, que le 29 août. Les contours de sa stratégie de campagne se dessinent. Plutôt que de mettre en avant son identité métisse ou le fait qu'elle pourrait devenir la première femme présidente des Etats-Unis, elle tend la main aux conservateurs modérés lassés de Donald Trump. "Il est important de trouver (...) un terrain d'entente, pour réellement résoudre des problèmes", assure-t-elle, promettant de nommer un républicain au gouvernement si elle est élue.
Cet appel au compromis ne l'empêche pas de répondre avec vigueur aux attaques de Donald Trump, toujours plus sexiste et virulent dans ses propos. Notamment lors de l'unique débat qui oppose les deux candidats, mardi 10 septembre. "Donald Trump a été viré par 81 millions de personnes. Clairement, il a eu beaucoup de mal à l'accepter", raille-t-elle en référence au refus du milliardaire de reconnaître sa défaite en 2020.
"Vous allez entendre beaucoup de mensonges aujourd'hui", tâcle aussi l'ancienne procureure, qualifiant son adversaire de "repris de justice". De fait, le candidat républicain multiplie les fausses informations sur l'immigration, son obsession. En face, Kamala Harris semble mieux préparée, analyse le New York Times. Sortie renforcée du duel, elle propose aussitôt un second débat. Donald Trump décline.
Critiquée pour sa proximité avec Joe Biden
A l'automne, l'enthousiasme des premiers jours semble s'estomper. "Avec son entrée dans la campagne, les démocrates désabusés ont trouvé quelqu'un pour qui voter, au lieu de seulement voter contre [Donald Trump], analyse William A. Galston. Mais le républicain a, lui aussi, réussi à rassembler." Le milliardaire profite du retrait de l'indépendant Robert F. Kennedy Junior, et mobilise sa base à coups de déclarations xénophobes et transphobes. L'avance de Kamala Harris dans les sondages se réduit.
La campagne s'intensifie et Kamala Harris multiplie les déplacements sur le terrain, en particulier dans les sept Etats-clés où l'élection s'annonce indécise. "Elle-même dit avoir besoin de tous les votes pour gagner", souligne la politologue Nadia E. Brown. En Géorgie, elle milite pour le droit à l'avortement, qu'elle défendait déjà en tant que vice-présidente. En Pennsylvanie et dans le Michigan, elle s'engage à développer le pouvoir d'achat de la classe moyenne et à favoriser l'entrepreneuriat des hommes noirs, un électorat "difficile à mobiliser et qu'elle ne peut pas se permettre de perdre", liste Nadia E. Brown.
Kamala Harris poursuit aussi sa chasse aux voix des conservateurs. Promettant de "faire passer le pays avant son parti", elle s'affiche aux côtés de républicains opposés à Donald Trump, comme l'ex-représentante Liz Cheney. Attaquée sur son bilan sur l'immigration, elle se rend le long du "mur Trump" dans l'Arizona, promettant "la sécurité" et un contrôle renforcé des entrées sur le territoire. Et alors que son adversaire l'accuse de vouloir "enlever leurs armes" aux Américains, elle révèle en posséder une. "Si quelqu'un entre chez moi par effraction, il se fera tirer dessus", lance-t-elle lors d'une discussion publique avec Oprah Winfrey, relayée par le New York Times.
Dans les médias aussi, Kamala Harris accélère le rythme. Elle participe à la très sérieuse émission "60 minutes" de CBS, passage presque obligé pour les candidats à la présidentielle, au talk show "The View", animé par quatre femmes dont Whoopi Goldberg, ou encore au podcast féministe "Call Her Daddy". Mi-octobre, elle accorde même à un entretien de 30 minutes à la chaîne conservatrice Fox News. L'occasion de prendre ses distances avec Joe Biden, en promettant que sa présidence ne sera pas "une continuation" du précédent mandat. Car Kamala Harris est critiquée depuis plusieurs semaines pour son incapacité à se démarquer du démocrate, avec lequel elle forme un tandem, en particulier sur le soutien américain à Israël dans la guerre à Gaza.
Une pression extraordinaire sur son dos
A sept jours de l'élection, l'écart continue de se resserrer dans les sondages. L'ancienne procureure générale de Californie décide de livrer un "réquisitoire" contre Donald Trump, mardi 29 octobre, à Washington. Quelque 75 000 personnes, selon les organisateurs, se réunissent au pied de la Maison Blanche, à l'endroit exact où le républicain avait harangué ses partisans avant l'assaut du Capitole. Le milliardaire est "instable, obsédé par la vengeance, rongé par les griefs et en quête d'un pouvoir sans limites", martèle Kamala Harris face à ses supporters.
"S'il était élu, Donald Trump arriverait dans ce bureau, au premier jour de son mandat, avec une liste d'ennemis [à abattre]. J'arriverai avec une liste de choses à faire."
Kamala Harrislors d'un meeting à Washington
Malgré la fatigue qui transparaît, Kamala Harris veut insuffler de l'espoir à ses partisans. "Nous avons le pouvoir de tourner la page et d'écrire le prochain chapitre de la plus extraordinaire histoire jamais contée", promet-elle. Cette perspective fait peser une pression conséquente sur ses épaules. "Je perds le sommeil en voyant les enjeux de cette élection, confiait-elle au présentateur radio Howard Stern, quelques jours plus tôt. Ces temps-ci, je finis chaque journée en me demandant : 'Qu'est-ce que je peux faire de plus ?'"
Jusqu'à la dernière minute, Kamala Harris en fait plus : plus de mails et de SMS pour récolter des dons, plus de déplacements dans les Etats-clés – quatre en Pennsylvanie sur la seule journée de lundi – et plus d'apparitions dans les médias. Dont une très remarquée dans l'émission humoristique "Saturday Night Live", où elle s'adresse à la version parodique d'elle-même, incarnée par l'actrice Maya Rudolph.
Ces trois mois de course effrénée prennent fin mardi 5 novembre. C'est dans son ancienne faculté de Howard, la "Harvard noire", que la vice-présidente attendra les résultats de l'élection. Un QG en terrain connu, et déjà conquis : en plein cœur de Washington, ville acquise aux démocrates, Howard n'est qu'à quelques minutes de la Maison Blanche. Là où Kamala Harris espère s'installer dans deux mois, en tant que 47e présidente des Etats-Unis.
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